Quand j'étais caissier chez Auchan |
Je dis bonjour à la dame. Elle ne me répond pas. Ses courses s’amoncellent sur le tapis roulant de ma caisse. Je saisis chaque article, le scanne puis l'ensache. Je saisis, je scanne, j'ensache. Je saisis, je scanne, j'ensache. Je suis las ! Tous les jours, c’est le même cirque. Assis sur un siège inconfortable, j'entends l'appel du canapé moelleux, chez moi. Du fond de la galerie marchande perce un rayon de soleil. L'air du dehors me livre une infinité de possibles : je pourrais siroter un café sur la table en fer blanc dans la cour de mon appartement rue Brizard. Je pourrais donner des formes aux nuages, lire un roman, accueillir l'amie qui viendrait frapper à ma porte et mettre avec elle Paris en bouteille.
Une présence bienveillante m'arrache à ma rêverie. C'est une vieille dame que je vois passer au magasin depuis plusieurs semaines. Hormis les formules de politesse d'usage, nous n’avons jamais discuté. Elle fait la queue, je la regarde. Elle fuit mon regard. Je prends ses articles puis les ensache. Je lui dis bonjour, vous allez bien ? Elle me répond par un sourire qui illumine son visage. Ce sourire a quelque chose de cassé. Une émotion dans ses yeux la trahit. Elle me tend une main tremblante. Au creux de cette main, une petite enveloppe blanche. Il s’agit peut-être d’un pourboire et je n’ai pas le droit. Je ne voudrais pas décevoir son élan généreux. Ses yeux sont baissés. J’accepte discrètement l’enveloppe et la dissimule sous mes chèques, dans le tiroir caisse. Je ne peux pas l’ouvrir maintenant, je vais attendre. Je ne sais pas quoi lui dire. Nous nous sourions timidement.
Elle s’en va. Un sac plastique à chaque bras. Elle a les yeux rouges. Elle se retourne. Parvenue au bout de l’allée, elle se retourne encore. Craint-elle que je n’ouvre pas ? Mes pensées la suivent, l’accompagnent dans son trajet en bus, lui portent ses courses dans l’escalier, entrent et découvrent son appartement, les portraits qui sont affichés, lui tiennent les mains, engagent une conversation à mots comptés.
Il faut pourtant que je revienne à moi, et continue de travailler. Les clients se suivent et se ressemblent. Le mécontent, l’irascible, la marmaille, l’absent. Je brûle de savoir ce que contient l’enveloppe. Un petit quart d’heure et c’est ma pause.
J’ouvre. Et là, point de pourboire mais une carte de visite. Au dos, une liste manuscrite : « le langage des fleurs », et au fond de l’enveloppe, une violette.
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Ce billet a été publié (relu et corrigé depuis) pour la première fois le 1er août 2006 sur mon premier blog, Oh le beau jour.
Titre emprunté à Adolphe Belot et Jules Dautin (Mémoires d'un caissier, 1868)
Coucou ! Cela me donne toujours un haut le coeur parce qu'on ne s'y attend pas, comme quand dans le grand huit ! J'espère que vous avez la forme malgré la fraîcheur. Bisous
RépondreSupprimerCoucou itou. Un haut-le-coeur ? Ce billet t'a donné le tournis ? Bisous frisquets du sud :)
SupprimerNon c'est juste la violette dans l'enveloppe qui surprend et fait un pincement au coeur ! ;j
SupprimerSi tu as ressenti ce pincement, c'est que tu es humaine, comme cette dame, comme la minuscule rencontre que je raconte. La bise marseillaise.
SupprimerQuotidien très bien raconté, fin surprenante ! Bravo.
RépondreSupprimerMerci pour le partage sur Twitter et le compliment 🙂
SupprimerLes caissiers sont des êtres humains comme les autres.
RépondreSupprimerCaissier ou caissière ou clients, même espèce :) Merci de ta fidélité !
SupprimerCe billet est un trésor qui mérite un bouquet de campanules...
RépondreSupprimerLaurent, reçois-les du fond du coeur.
Bisous bruxellois.
Ben
Merci Ben :)
SupprimerLa signification qu'on veut donner aux fleurs qu'on offre dépend de la couleur, surtout. Campanule bleue : "merci d'être là" :) que je t'offre en retour pour ta fidélité. Bisous de Marseille.
Un jour j'ai voulu offrir à l'une d'elles un bonbon qu'elle disait ne pas connaître. Je n'oublierai jamais son regard affolé tout autour d'elle. "Non je n'ai pas le droit"... pas le droit d'accepter un moment de douceur ???
RépondreSupprimerÀ force de lire dans les journaux qu'une caissière ici est mise à pied à cause d'un bon de réduction ou là parce qu'elle a oublié de scanner un citron, la caissière, le caissier se protègent et refusent les moindres petites attentions. Je trouve ça navrant, comme toi. Merci d'avoir partagé ce billet sur le réseau du petit oiseau bleu !
SupprimerC'est bien écrit et prenant. En langage des fleurs la violette signifie "amour secret". La vieille dame est-elle revenue te voir ?
RépondreSupprimerMerci Écureuil bleu de ta visite et ton gentil commentaire. Elle n'est pas revenue à ma caisse, non. Je n'ai pas pu dénouer le fil de cette pelote mystérieuse. Bon week-end à toi :)
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